Dionysos est un tard venu parmi les habitants du mont de l’Olympe… Et ses mœurs ne sont guère celles des autres divinités grecques, quelque fantasques que ces dernières puissent être parfois… On sait que ce lieu résonne parfois du bruit de querelles épiques, et que rien de ce qui est humain n’y est tout à fait étranger, si ce n’est la mort. Oui, de ce qui parvient à l’oreille des poètes à propos de la vie des Immortels, il y a parfois d’incroyables histoires d’amour cachées et de jalousie, des coups tordus même et des vengeances tant et plus, qui prennent souvent une tournure loufoque. Héphaïstos, le dieu des forges, en sait quelque chose, par exemple, et à ses dépens…
C’est que l’Olympe est un endroit où il se passe des choses et le rire, dont on dit qu’il est le propre de l’homme, n’y est pas du tout absent. Mais avec Dionysos, c’est différent : ce dieu a quelque chose d’étrange, de marginal, dirait-on. Et pourtant, sa place dans le panthéon grec, elle, n’a rien de marginal. Pour le comprendre, il faut considérer un moment ce que l’Olympe représente, par-delà cet aspect léger auquel nous venons de faire allusion.
Avec Zeus à sa tête, l’Olympe symbolise le triomphe des dieux sur les Titans, tel que Hésiode nous en fait le récit dans sa Théogonie, et tel que ce récit continue d’être rapporté après lui par maints poètes et aèdes chantant à travers les cités de la Grèce. Or, les Titans représentent les puissances nocturnes du chaos. Ils sont les incarnations du gouffre sans fond auquel le cosmos, dans son harmonie céleste, va s’arracher au prix d’une haute lutte. Les dieux, avant de constituer des êtres auxquels on présente offrandes et sacrifices dans les temples aux majestueuses colonnes sont, malgré leurs mœurs qui surprennent, ces puissances valeureuses et audacieuses grâce auxquelles le monde sort de la domination du désordre initial, pour qu’advienne par lui et en lui cette chose étrange qu’on appelle beauté.
La beauté advient dans le monde au terme et en couronnement de cette lutte incertaine entre des forces primordiales, lorsque les puissances brutes et brutales de l’informe, jaillies de l’abîme, sont vaincues par les puissances de l’harmonie cosmique dont l’arme propre est la ruse, la patience, mais aussi l’action intrépide et foudroyante, dont Zeus est l’incarnation. Elle advient et, dès lors, le monde lui-même est traversé de cette beauté qui devient la norme subtile dont dépend son essence.
Mais la victoire elle-même se doit d’être conforme aux exigences du beau, éloignée de toute barbarie. C’est, à vrai dire, le grand péril de toute victoire, d’être entraînée dans les excès de son propre triomphe et de retomber ainsi dans une figure qui relève déjà de la laideur.
Le «génie» des habitants de l’Olympe, pour conjurer la laideur qui ouvre secrètement la porte aux puissances de l’abîme, a été de prendre les devants en faisant une place parmi eux à un dieu qui porte en lui le désordre cosmique, la folie du monde pour ainsi dire. Par ce geste, ils font acte d’ouverture envers tout ce qui est étrange… Par ce geste, ils confèrent aussi à la beauté une dimension de profondeur et d’ivresse.
La beauté se fane, en effet, lorsqu’elle rejette loin d’elle ce qui est difforme, ce qui contrevient à ses normes: elle meurt de son « clacissisme » ! Elle vit au contraire lorsque, par un mouvement de retour vers ce dont elle a émergé, elle s’ouvre à lui dans un geste magnanime : non pas certes pour le laisser la contaminer, mais pour l’apprivoiser et pour le transpercer de son charme.
Dionysos est au cœur de ce paradoxe, qui est lui-même au cœur de toute civilisation : l’ordre bascule dans le désordre lorsqu’il cherche à bannir le désordre. Il triomphe au contraire et rayonne lorsque, en son sein, et à partir d’une libre et généreuse initiative, il fait une place au désordre, mais sans jamais céder à son ordre: ce qui s’appelle le tolérer sans s’y soumettre.
La présence de Dionysos dans l’Olympe, parmi les dieux plus «normaux», est donc le gage que les dieux se prémunissent contre la barbarie d’un ordre cosmique qui deviendrait tyrannique, n’admettant rien en lui qui ne soit conforme à sa norme. Mais cela n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’on pourrait appeler une morale de l’acceptation de l’autre dans sa différence.
Dionysos est le dieu de l’ivresse. C’est comme cela qu’il se fera connaître plus tard, surtout lorsqu’il sera adopté par la religion romaine sous le nom de Bacchus. Mais, à vrai dire, l’ivresse dont il est question n’est pas exactement celle des buveurs de vin, comme on le pense habituellement. Elle est ivresse de l’abîme, pour commencer : ce lieu qui est sans forme, qui n’offre aucune prise à la pensée, où tout est indistinct, le même et l’autre se confondant dans un espace sans limites, mais dont la profondeur séduit en vertu d’une obscure nostalgie…
Toutefois, elle est aussi, et dans le même temps, ivresse de savoir qu’on échappe à la destruction de cet abîme et, surtout, qu’on en est victorieux par la grâce des dieux… Deux ivresses opposées en quelque sorte ! Mais deux ivresses qui n’en font qu’une, car elles se nourrissent l’une de l’autre. Deux ivresses qui font elles-mêmes la nature hybride de Dionysos : par son père, un dieu immortel parmi les Immortels et, par sa mère, la mortelle Sémélé, un être de souffrance, mêlé à la nature, à la terre et à son énergie sauvage. D’où le tigre, qui est son emblème et sur lequel on le représente le chevauchant.
Si Dionysos est donc le dieu qui est le garant de la tolérance – tolérance à l’égard de l’étrange et de l’étranger aussi – il s’agit d’une tolérance périlleuse, au sens positif du terme : elle place au bord du gouffre, ouvre l’abîme, laisse sa puissance sauvage traverser l’âme au point de menacer de la faire basculer. Elle fait cela mais, dans un mouvement qui répète la lutte inaugurale entre les Titans et les dieux, elle restitue l’acte de triomphe dans sa virginité première, cette victoire par quoi advient la beauté dans le monde et par quoi le monde devient de ce fait objet d’un amour infini… Naissance du monde, beauté du monde !
C’est dans cette tension extrême entre l’imminence du péril face à l’abîme et la conscience exaltée et triomphante de la victoire sur l’abîme qu’advient donc cette ivresse dionysiaque : une ivresse sacrée, qui est la réponse grecque à la mort, avant d’être une quelconque façon de noyer sa conscience dans l’oubli ou de retrouver sa bonne humeur par-delà les soucis.
Car cette ivresse sacrée, offerte aux hommes par Dionysos, comme le feu l’a été par Prométhée, est ce par quoi l’homme a part à la vie des dieux… et se donne le moyen de leur subtiliser leur immortalité, sans qu’ils n’y trouvent d’ailleurs rien à redire. Mais… chut ! La beauté, dont nous avons l’amour en partage, n’aime pas qu’on le crie sur les toits !
Auteur : Raouf SEDDIK, La Presse de Tunisie, le : 07-10-2011